2Dans les représentations populaires et chez les agriculteurs de l’ancien domaine de la Chartreuse du Reposoir en Haute-Savoie (photo-ci-dessus), il semble indiscutable que la pratique qui consiste à « faire sortir par une nouvelle pincée le lait qui se trouve encore dans le pis après la traite » (Maurice-Guilleux, 1995 : 348) et qui permet la fabrication d’un fromage « issu de la transformation d’un lait, plus gras, obtenu lors d’une seconde traite » (ibid.) ait trouvé son origine dans ces lieux. C’est d’ailleurs l’opinion que l’on peut découvrir dans un article de presse d’Isabelle Corbex dans Le Dauphiné (03/11/2013) où dit-elle « la tradition orale communément admise stipule qu’avec le col des Annes, les alpages repogerands d’Aufferan et de Méry ont été les premiers à utiliser un petit fromage comme moyen de fraude. Ces trois alpages situés dans le massif des Aravis appartenaient aux chartreux du Reposoir ».
3C’est encore ce que l’on peut lire dans un article de L’Humanité (22/08/1995) de Claude Marchand : « quelque sept siècles plus tôt, de part et d’autre du col de la Colombière, c’était ce délicieux fromage au lait cru et entier qui possédait les moines. A l’époque, vous raconte Jean-Pierre Blanchet, l’un des derniers producteurs du Reposoir, les chartreux, grands propriétaires terriens, faisaient le tour des alpages afin de définir la rétribution, appelée ocière, qui leur était due par les fermiers locataires de leurs fermes ».
4Des récits populaires proposent différentes versions pour expliquer l’apparition de la pratique, ils se déclinent entre vision positive et négative. Cette structure d’ensemble particulière pourrait être comparée à celle des mythes. Ces derniers sont composés d’une série d’histoires complémentaires ou s’opposant entre elles et servent à illustrer l’origine d’une institution ou d’une organisation sociale (un rapport de domination par exemple) d’une société donnée :
« Certes, dans la pratique, coexistent différentes versions, qui cependant comportent toutes ce même invariant fondamental : pour les uns, il s’agit d’un "fromage de dévotion", "car les paysans savoyards en offraient aux Chartreux qui venaient chaque année bénir leurs champs et leurs habitations" ; d’autres, dans une vision angélique des rapports sociaux, y voient un privilège accordé par les seigneurs et les moines aux bergers ; à l’opposé, le reblochon serait, à l’origine, un fromage de contrebande, obtenu, non avec le lait de la première traite – qui revenait pour tout ou (majeure) partie aux propriétaires des alpages –, mais avec celui, frauduleux, de la seconde : bel hommage, en vérité, aux vertus paysannes de malice et de débrouillardise ! On comprendra qu’il soit impossible ici de trancher entre toutes ces explications. » (Maurice-Guilleux, 1995 : 348).
5Au niveau d’une analyse ethnologique, on peut envisager que ces variations font partie d’une structure. Ainsi, il ne faudrait pas prendre chacune des histoires isolément comme traduisant une réalité sociale particulière, mais plutôt considérer que le canevas général proposerait « un ensemble de solutions alternatives dont le système fait tout le sens » (Pouillon 1966 : 101). Ces différentes versions de l’utilisation du reblochon, permettaient un rééquilibrage, en quelque sorte, des relations complexes entre les paysans et le domaine seigneurial.
6La controverse sur l’origine et les fonctions du reblochon s’étend même jusqu’au niveau scientifique. Certains chercheurs prennent position en faveur du Grand-Bornand et de la pratique clandestine. On peut lire, par exemple chez Guichonnet, que « pour une fois, ce n’est pas aux moines du proche monastère du Reposoir qu’on attribue l’invention d’un fromage : le reblochon a été fabriqué, au contraire, depuis le Moyen-Âge peut-être, avec le lait soustrait à la traite normale, en déjouant le contrôle des métraux naïfs délégués par le père abbé. Cet art de la rebasse n’est cependant pas la principale qualité des Bornandins. Il faut y ajouter un savoir-faire ancestral, tant chez la femme à qui revient la confection du fromage que chez l’homme qui a sélectionné la race abondance dont le lait a d’exceptionnelles qualités fromagères » (2007 : 147).
7D’autres, au contraire, associent la Chartreuse avec le fromage dans le cadre d’une activité régulière comme on peut le lire chez Estienne où « il n’est guère pensable que le site admirable de la Chartreuse du Reposoir, n’ait pas été utilisé par l’homme avant l’installation de l’abbaye, vers 1150 ; on a certainement affaire à des acquisitions foncières, que d’ailleurs, un peu plus d’un siècle plus tard, le monastère commence à alberger, non aux communautés voisines, mais à des consortages d’habitants de la plaine d’Arve, candidats à l’inalpage et à la fabrication du fromage de reblochon, mode de paiement très précoce des contrats de location » (1988 : 49).
8L’abbé Jean Falconnet, dans sa monographie dédiée à la Chartreuse du Reposoir en 1895, précise que la première trace d’un contrat entre paysans et chartreux date du 11 septembre 1356 et qu’il ne faisait référence à aucun acte précédent ce document. Falconnet ajoute qu’avant cette date, les alpages n’étaient pas encore exploités, qu’il n’y avait que des bois sans chemins peuplés d’ours et de loups (1895 : 24). Un siècle plus tard, après de nombreuses querelles entre paysans et chartreux concernant l’usage des terres (fraudes), un arrêté est alors pris en justice pour fixer un revenu régulier aux moines :
« Il est donc dict et aresté que dès ores en advent lesdits comparsonniers payeront audit sieur prieur, tant pour l’auchiège que pour la bénédiction, la quantité de dix quintaux, moytié fromage et moitié sairex, (…), et au poix acoustumé, à la debvoir aller prandre sur les lieux toutes les années perpétuellement, (…), au moyen de quoy lesdicts comparsonniers pourront disposer de l’herbage et aultres choses à leur plaisir et volonté. » (1895 : 117)
9Difficile de savoir ce qui se cache derrière l’acception « fromage ». Les paysans faisaient-ils du reblochon pour les moines ? En faisaient-ils en cachette estimant que l’impôt était trop élevé ? Il faut noter que le mot « reblochon » n’est apparu que tardivement dans la langue française, « si l’on en croit le Trésor de la Langue Française, le mot serait connu depuis la toute fin du XVIIème siècle » (Maurice-Guilleux, 1995 : 347).
10C’est au XVIIème siècle que le reblochon serait sorti de sa clandestinité. « Ainsi, en 1617, les Chartreux du Reposoir transforment-il l’auciège (…) en redevance fixe en argent » (Collectif AVT, 1987). La plus ancienne trace de l’acception reblochon daterait d’un contrat à Thônes en 1699 où le paysan est invité à payer la cense pour chaque mois entre autre avec « (…), un quarteron beurre et un quarteron de reblochons » (ibid.). Concernant Le Reposoir, « en 1775 (…) il est demandé : 6 reblessons, 2 sérats et 14 livres de beurre pour la montagne de Sommière » cependant le Collectif d’auteurs des Amis du Val de Thônes semble prendre position en faveur de son territoire où dit-il « il ressort que l’on parle essentiellement de Grand-Bornand (…) d’ailleurs, on désigne aujourd’hui des chalets qui selon la tradition auraient été les premiers à abriter la fabrication du reblochon » (ibid.), (figure 2).
Figure 2. Chalet maintenu en l’état, Le Planay au Grand-Bornand
Photo E. Désveaux, 2011.
11L’exportation des fromages vers la vallée débute vers 1833 : s’opère alors une rupture entre le fromage authentique qui « ne se fait qu’en petite quantité, sur commande, par quelques rares montagnards » (Golliet in ibid.) et un fromage de commerce qui « ne se fait plus exclusivement avec du lait de deuxième traite, (…), cependant la qualité est encore assez bonne » (Bouvier in ibid.).
12À l’après-guerre, la production de reblochon s’est tellement étendue qu’elle connait une crise de surproduction. Pour la contrer, est alors créé en 1932 le Syndicat des expéditeurs de véritables reblochons qui propose une liste de communes limitée. La justice en décide autrement, « puisqu’elle admettait la fabrication du reblochon ailleurs que dans son aire d’origine » (ibid.).
Fig. 3 : Carte de l’utilisation du lait en Haute-Savoie
Source : Allefresde Maurice, 1952
13Après la Seconde Guerre mondiale et après un lobbying important des élus savoyards à l’Assemblée Nationale, la France légifère enfin sur ses appellations d’origine pour les fromages, ce qui permet au reblochon, le 7 août 1958, d’avoir une aire de production délimitée qui « comprend la partie de la Haute-Savoie à l’est d’Annecy et le val d’Arly en Savoie » (INAO) . Ce n’est pas tout, l’AOC reblochon regroupe diverses exigences publiées dans un cahier des charges et résumées comme suit sur le site Internet reblochon.fr2 :
« Le lait utilisé pour le Reblochon : cru et entier, issu exclusivement de 3 races de vaches de montagne ; l’Abondance, la Tarine et la Montbéliarde, nourries principalement de pâturages d’alpage, en période estivale, et de foin, en hiver.
La fabrication du Reblochon : les gestes, toujours les mêmes, qui depuis des générations perpétuent le goût et la culture du Reblochon de Savoie.
Les spécificités du Reblochon fermier : Toutes les étapes de la fabrication sont manuelles et interviennent deux fois par jour, à la ferme, juste après la traite du troupeau d’un même producteur.
L’affinage du Reblochon : une durée optimale de 3 semaines à 1 mois. »
Fig. 4 : Agriculteur fabriquant des reblochons dans un vieux chalet
Emile Charier, fonds photographique des archives de la ville de Cluses.
14Le manque de sources historiques, l’oralité des récits fondateurs, la clandestinité de la pratique à ses débuts et les controverses récentes ne permettant pas d’obtenir un consensus sur l’origine du fromage, les recherches de l’Abbé Falconnet nous renseignent néanmoins sur le contexte particulier de l’exploitation des terres au Reposoir, terreau favorable à de nombreuses disputes et fraudes. Il est donc largement envisageable que les paysans aient pu passer outre les arrêtés et « reblocher » en cachette.
- 3 Sur la question de la structuration du mythe d’origine des produits du terroir, voir Bérard L. & P. (...)
15En adoptant une approche ethnographique, on peut également concevoir que la variation des lieux d’origine et de la fonction du fromage appartient à une structure d’ensemble, c’est-à-dire qu’il « faut dire non pas que les mythes sont traduisibles les uns dans les autres parce qu’ils ont déjà un sens, mais que c’est leur traductibilité réciproque qui le leur donne » (Pouillon, 1966 : 104). En d’autre terme, aucune des versions populaires n’a pour fonction d’expliquer les origines du reblochon. Ce serait seulement l’ensemble considéré alors comme un corpus, comme un même récit « mythique »3 qui offrirait un panel de solutions à un problème commun : les rapports entre exploités et exploitants, paysans et seigneurs.
16Cette production fromagère a su conserver ses pratiques ancestrales particulièrement avec le label « fromage fermier ». Le mythe fondateur quant à lui jouerait peut-être encore son rôle d’opérateur mental. Il permettrait de réactualiser le sens que l’on donne à la fabrication du reblochon ou pour le moins d’offrir une structure symbolique commune à une activité agricole, lorsqu’elle est « fermière », où « encore la fabrication reste strictement familiale, et comme par le passé, s’opère à l’aide d’un outillage rudimentaire. La maturation du fromage, et son affinage étant de très courte durée, le producteur n’a pas à souffrir d’une longue immobilisation de capitaux, et livre au revendeur ses fabrications intégralement valorisées, les jours de marché, à Thones, St-Jean-de-Sixt, le Grand- Bornand» (Allefresde, 1952 : 640).
17Cette origine mythique multisituée, même si elle ne parvient pas à fédérer les producteurs et les habitants du Reposoir, du Grand-Bornand et de Thônes autour d’une seule version, a au moins le mérite d’ancrer le périmètre de l’AOC du fromage, obtenu en 1958, dans une certaine continuité historique et traditionnelle.